Destinations païennes retrace l’itinéraire d’un narrateur singulier tout entier dévolu à la rêverie et à la contemplation. Il s’est donné pour mission d’échapper aux agressions du monde tel qu’il est, se faufilant pour cela dans ses fissures. Il esquisse les portraits de vies perdues et recueille les scènes du jour. Ce parcours tend vers un lointain accessible, monde païen de sensations premières, libéré de l’enfer et de la dévotion aveugle.
Extrait
Les médecins m’ont toujours dit trop fragile pour rencontrer le monde.
A la première borne, au premier angle, en vue du fossé le plus ténu, je recule.
Mon père bien calé dans son fauteuil de notaire, le verbe agile et cassant, me toise comme un oiseau tombé du nid.
Le matin, les mains encore posées sur les draps comme deux poupées de verre, j’entends son automobile gronder sur le gravier du parc.
Je me terre dans les couvertures pesantes comme le plomb.
La femme de ménage a reçu l’ordre de ne pas m’importuner ; le livreur dépose sans un bruit ses frémissants emballages de victuailles.
Tout m’est trop, même la pâle lumière de la rue.
Et personne à aimer dans cette bâtisse, ne serait-ce qu’un chat.
C’est ma mère qui s’y refuse.
Le docteur m’interroge toutes les semaines. Je n’ai rien à lui dire sur ce vertige moelleux.
J’aime cependant quand grand-mère me fait lecture. Elle humecte ses lèvres et réveille mon peu d’imagination de sa diction vieillotte.
En ces instants suspendus, je laisse monter jusqu’à mon drap, sans crainte, un rayon blanc de soleil.
De longues heures de délectation, ensuite. Je me risquerais presque dehors, alors.
Mais le docteur, que maman accompagne jusqu’à la porte en susurrant de rondes syllabes, me le déconseille strictement.
Pour l’instant, je reste donc étendu, à habiter toute la coupole de mes paupières.
Peut-être qu’elle commencera demain, cette vie dont on me parle tant.
On en parle…
Marc Van Dongen, « Jérôme Meizoz, chercheur, essayiste, auteur » et « Les Destinations païennes suivent le fil ténu de la rêverie », Le Courrier, 12-13 janvier 2002.
Isabelle Rüf, Le Temps, 27 octobre 2001
Dans Morts ou vif, l’autobiographie était très présente, pudiquement tenue à distance mais explicite. Ici, elle sous-tend certainement plus d’un passage, mais de façon plus allusive. Beaucoup d’êtres blessés, cassés, hantent ces pages. Un enfant trop protégé, pas assez aimé, hésite au bord de la vie. Un fils se dédouane de la mort de sa mère: entre les lignes de son récit indigné, incohérent, se dessine une longue tragédie sur plusieurs générations. Des vieux ronchonnent au bout d’une existence dont ils n’ont rien pu maîtriser. Meizoz convoque ceux qui le sont rarement dans l’univers de la fiction: saisonniers, mendiant, clochard, bûcheron taciturne puis définitivement bâillonné par la maladie ou infirme, comme l’Aleijadinho, sculpteur génial du baroque brésilien qui attachait des outils à ses moignons. »
Jean-Louis Kuffer, 24 heures, 4 décembre 2001.
Jérôme Meizoz pose ici les premières bases d’un univers poétique tout à fait personnel, où interfèrent le monde « sauvage » des individus singuliers et la nouvelle société connectée et aseptisée. « Je viens d’un pays de bergers d’Epinal devenus cols blancs », dit l’un des personnages de ces esquisses de nouvelles évoquant un peu les pointes sèches de Jules Renard (nous pensons à Nos frères farouches, entre autres merveilles), donnant parfois lieu à de très belles évocations (Rébus de pierre, Terrasse) ou à quelques portraits (Fred, Lucien, Robinson) qui ressortissent à la Suisse sauvage de Walser, Cingria, Soutter, ou d’un Wölffli hardiment convoqué en couverture.
Enfin et surtout : une voix nouvelle, un ton et un regard, une intelligence et une perception originale de la réalité composite de notre pays pourraient se développer à partir de ces proses très surveillées. »
Francesco Biamonte, Le Passe Muraille, 28 mars 2002.
Portraits d’individus vus de loin, ou fréquentés sans parler, évocations de moments solitaires et délicieux, fantasmes autour de pays vus en photo se succèdent pour construire en miroir l’image d’une conscience rêveuse et le portrait de villes sans nom, qui sont les nôtres. Quelques exclus les parcourent, quelques médiocres, quelques inconnus suscitant sans raison un sentiment de fraternité ; quelques souvenirs d’enfance aussi (la présence des migrants méditerranéens), une permanente aspiration vers le sud, l’Italie, le Portugal. Une sensibilité à l’histoire des choses s’y profile, à la lente et mélancolique construction de cette civilisation dont le narrateur ne peut ou ne souhaite pas faire complètement partie.
Toute la qualité de cet opuscule réside dans le rapport étrange entre évanescence et précision de l’évocation. L’auteur, avec un rythme en tout petits paragraphes et un très beau vocabulaire, trouve vraiment un ton bien à lui, le reflet d’un état de conscience particulier et bien perceptible – d’où l’intimité qui relie ces images et ces pensées. »
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